mardi 29 décembre 2015

Killed by death

Bad news, l'As de pique à joué sa dernière carte...

Quand on a été biberonné à ça dès l'enfance, difficile de pas trouver d'autres formes de rock'n'roll (même si on garde les étiquettes ouvertes et qu'on reste avide de nouvelles découvertes) un peu désincarnées.

On avait aussi pu l'apprécier dans ce appel à boulotter du râble de rupin.

Cette fois, plus de doutes, Dieu est bien mort.

jeudi 24 décembre 2015

Conte de Noël


Il arriva soudain une chose folle : un bruit d’eau suivi de l'apparition d'un filet puis d'un ruissellement au bas de la porte du meuble. La malheureuse Marcelle pissait dans son armoire en jouissant. L’éclat de rire ivre qui suivit dégénéra en une débauche de chutes de corps, de jambes et de culs en l’air, de jupes mouillées et de foutre. Les rires se produisaient comme des hoquets involontaires, retardant à peine la ruée vers les culs et les queues. Pourtant on entendit bientôt la triste Marcelle sangloter seule et de plus en plus fort dans cette pissotière de fortune qui lui servait maintenant de prison.
Georges Bataille.- Histoire de l'oeil. 

André Masson

Magdeleine, DRH d’un grand groupe du CAC 40, a frôlé le burnout en découvrant sur sa tablette les images de l’ignominie insondable de mauvais pauvres molestant un de ses collègues. Prise d’un éveil spirituel fulgurant, elle prend la décision de se faire carmélite, et ce juste un mois avant que sa boîte fasse un tabac au salon Milipol, pour ses fameux fouets vendus aux pétromonarchies du Golfe et à l’Iran, entre autres. Ce matin là, 25 décembre, dans sa cellule du Carmel de V…, Magdeleine a trouvé au coeur ses lourds brodequins montants un paquet de minces ficelles brunes. Il y en avait sept attachées ensemble à une extrémité, tandis que chaque brin, long d’environ cinquante centimètre, était agrémenté de trois doubles nœuds : le tout formant un martinet d’excellent aloi.

   - Ma chère fille, vous allez être initiée ce soir même aux joies de la pénitence corporelle. Voici une discipline dont il vous faudra user pendant la durée d’un Ave Maria.
[…] 

Ici, un détail qui pour réaliste qu’il soit, n’en vaut pas moins d’être consigné. On voudra bien se souvenir que depuis plus d’un mois, je ne m’étais pas déshabillée. Depuis plus d’un mois, je n’avais pas changé de linge. Je n’en devais d’ailleurs pas changer de sitôt. La fameuse « tunique de purification » qui me tenait lieu de chemise, la même, celle qui m’avait été donnée le jour de mon entrée au couvent, devait, vous m’entendez bien, me rester sur le corps sans être lavée durant les dix mois de noviciat. Alors, en la posant, ce soir-là, pour la première fois depuis trente-trois jours, ma peau fut prise d’une espèce de prurit, en d’autres termes il me vint une soudaine, une irrésistible, une furieuse envie de me gratter.


Oh ! que cela me démangeait ! J’aurais voulu pouvoir me libérer de ce fourmillement sous-cutané, me masser, me frotter avec un gant de crin ou quelque chose de rude, me rouler sur un lit d’orties fraîches.


Mais je n’avais rien de semblable à disposition, et même si je m’étais grattée avec mes seules mains, avec mes ongles, Sœur Elisabeth aurait entendu, et elles se serait opposée, au nom de la pudeur, au nom de la décence, à ce que je prolonge cette occupation délectable.



André Masson


   - Dans un instant, expliqua-t-elle, j’irai ouvrir les portes des autres cellules, puis je réciterai dans le couloir cinq Ave Maria. Vous vous fustigerez pendant le premier Ave Maria seulement. Vous frapperez un coup à chaque syllabe : A-ve-Ma-ri-a. Un Ave Maria fait soixante-sept coups. Soixante–sept, rappelez-vous : vous ne devez pas dépasser ce chiffre. Vous pouvez prendre la discipline indifféremment de la main droite ou de la main gauche et frapper sur tout le buste, par devant ou par derrière, à volonté. Toutefois, pour que ce salutaire exercice rende toute son efficacité, il vaut mieux ne pas appliquer plus de deux coups de suite au même endroit. Autrement la peau s’engourdit et l’on ne sent plus rien. Vous être prête, Magdeleine ? Alors je vais ouvrir les portes de vos compagnes. En ce qui vous concerne, je vous répète : un seul Ave Maria, soixante-sept coups, pas un de plus, sous peine d’offenser gravement Notre Seigneur Jésus-Christ.



Elle sortit en laissant la porte ouverte toute grande. Puis j’entendis qu’elle ouvrait plusieurs autres portes dans le couloir. M’étant retournée l’espace d’une seconde, je l’aperçus qui revenait se poster à l’entrée de ma cellule.


Une faible toux qui ressemblait à un gémissement s’éleva tout près de moi dans la cellule voisine de la mienne.


Sœur Elisabeth de la Compassion laissa s’écouler environ une minute, puis commença à articuler lentement, à très haute voix, en détachant chaque syllabe avec la régularité d’un métronome :


   - A ve Ma ri a gra tia ple na...


Dès le premier A, un bruit caractéristique m’avait fait sursauter. Quiconque n’a pas entendu ce bruit-là ne saurait s’en faire une idée. C’était, en plus sec, comme une salve d’applaudissements aussitôt interrompue, comme, au cours d’une bourrasque, le claquement d’un paquet de pluie contre une vitre.


Mes compagnes du noviciat se flagellaient…


Quant à moi, j’avais raté ce premier coup. Désireuse de rattraper le temps perdu, à la seconde syllabe, je m’envoyai résolument le martinet sur l’épaule gauche. Surprise ! Cela me causa tout juste un léger chatouillement. Je frappai plus fort, dans le dos et sur les côtes, en ayant soin de changer de place à chaque coup, ainsi que la maîtresse des novices me l’avait recommandé. Cela faisait mal, bien sûr, mais point tellement… Mais non, point tellement mal.  J’irai même jusqu’à prétendre que l’insupportable démangeaison qui me parcourait l’épiderme trouvant là une manière de diversion, j’en arrivais à oublier la douleur elle-même pour uniquement goûter le soulagement physique qu’elle me procurait.
[…]


André Masson

Je n’invente rien, je n’embellis rien. Je ne cherche aucunement l’effet. Chacune de mes phrases, au contraire, volontairement dépouillée de toute fioriture, de tout artifice littéraire, cherche à se maintenir dans les limites de la froide description. Ce n’est pas ma faute si, traitant des pénitences corporelles au Carmel, j’ai parfois l’air de piller Sacher Masoch, ou de démarquer certains ouvrages spécialement écrits à l’usage des vieux messieurs férus d’éducation anglaise, et dans lesquels il est question de cravaches, de domination et de bottes à hauts talons.


[…] au Carmel, en ce qui touche la discipline, chaque religieuse s’administrant elle-même le fouet dans sa cellule, dont la porte est seulement laissée ouverte sur le couloir, on entend beaucoup plus qu’on ne voit... […]


Ainsi qu’il m’avait été prescrit, dès le second Ave Maria, je cessai de frapper et je demeurai comme hébétée, les bras ballants et la tête vide, incapable de m’analyser ni de prêter un sens à l’acte que je venais de commettre.


Une indéfinissable langueur me pénétrait, qui annihilait en moi toute velléité de raisonnement. L’idée ne me venait pas de remettre mes habits. Le torse nu, je restais là sans bouger, littéralement médusée, à écouter l’infernale musique que continuaient à faire les martinets sur les chairs des autres novices.


Machinalement mon regard s’attachait à la courbe d’un de mes seins, dont l’ombre se profilait démesurément agrandie sur le mur blanc.


Et flic… Et flac ! Les coups pleuvaient toujours, et ils semblaient redoubler de violence au fur et à mesure que s’égrenaient les syllabes latines.


Pourtant, à chaque Ave, le nombre de flagellantes diminuait. Je veux dire que certaines novices n’ayant comme pénitence que deux Ave Maria, d’autres en ayant trois, d’autres en ayant quatre, chacune cessait d’elle-même au moment voulu.


Au cinquième et dernier Ave, il n’y eut qu’un seul martinet en action, mais il était manié avec une terrible vigueur. Cette novice-là devait avoir à expier des fautes particulièrement graves. Elle se frappait avec une véritable furie, précipitant la cadence et contraignant Sœur Elisabeth à réciter plus vite.


De troublantes onomatopées me parvenaient confusément entre chaque coup, entremêlées de soupirs, de sanglots étouffés, de plaintes enfantines. Et puis, à la fin, ces mots exhalés d’une voix mourante :


-         Oh ! Jésus… Jésus…

André Masson


[…] l’on avait accordé à cette pécheresse la pénitence insigne : la flagellation durant cinq Ave Maria (soit trois cent trente-cinq coups) avec des verges de fer…



Car je n’étais moi, avec mon pitoyable martinet de mauvaise ficelle, bon tout au plus à chasser les mouches ou à épousseter les meubles, qu’à l’orée d’un des cycles dantesques qui composent, dans les Carmels, l’effroyable enfer des pénitences corporelles.


Il y a un apprentissage en tout, et là comme partout au couvent, le dosage est de règle. A une débutante inexpérimentée, le simple fouet de ficelle nouée doit suffire. Mais à la longue, l’accoutumance vient, la chair se blase, et il faut, pour provoquer la douleur, des instruments de flagellation plus perfectionnés et plus barbares : verges de bouleau, fouets de cuir armés de boules d'acier, verges de fer garnies de griffes recourbées qui arrachent à chaque coup une parcelle d’épiderme.


Ces charmants accessoires mirent à peu près six mois à défiler dans ma cellule, après quoi on en revint savamment au martinet du début, car la torture à laquelle on s’habitue perd de son efficacité, et il est nécessaire de donner au corps quelque répit de temps à autre pour qu’il recouvre toutes ses facultés de souffrir.


On ne saurait d’ailleurs laisser croire que ces châtiments atroces sont imposés aux Carmélites, qu’on fait violence à ces malheureuses femmes, qu’on les force à se fouetter au sang, à se lacérer sauvagement la peau chaque soir, avant de se mettre au lit. Non pas ! ces châtiments là, ce sont les Carmélites elles-mêmes qui les réclament, qui les quémandent, qui les mendient auprès de leurs supérieures, en s’accusant le plus souvent de péchés imaginaires.


La moindre entorse à la règle, la plus ridicule peccadille : un éternuement au chœur, un faux-pas dans l’escalier, une miette de pain tombée de la table pendant la collation, toue leur est bon, tout leur sert de prétexte pour revendiquer leur droit à la souffrance physique.


Au Carmel on est accoutumé à ces saintes exagérations. On ne s’étonne de rien. On prend tout au sérieux. Seulement, les supérieures permettent ou ne permettent pas. Elles jugent de l’opportunité d’une fustigation plus prolongée ou plus sévère d’après l’état de sainteté du sujet, de tells sorte que les plus rudes pénitences corporelles en viennent à être considérées non pas comme des punitions, mais comme des privilèges, comme des récompenses, ou si vous voulez comme des primes à la vertu et à la perfection que toutes les religieuses ne peuvent mériter également.


Vous alléguerez peut-être que dans ces conditions, il n’y a qu’à fauter gravement pour se voir octroyer ces… récompenses de la manière la plus libérale. Erreur ! Si l’on admet la faute vénielle, la peccadille sans importance en guise de prétexte, si l’on feint de consentir à ce qu’elle soit la raison déterminante d’un surcroît de macération, il n’en est pas de même pour la faute grave et surtout pour la faute commise de propos délibéré. Bien au contraire, s’il est établi que la délinquante a péché intentionnellement, dans le seul but d’obtenir un Ave Maria supplémentaire, on réduit sa ration normale de discipline, et parfois même on la supprime tout à fait. Ainsi, par un paradoxal renversement des choses, c’est cette réduction ou cette suppression qui constitue le châtiment.


Car l’écueil a été prévu. On ne veut pas que les Carmélites deviennent masochistes par goût ou par plaisir. Nombre  d’entre elles parce qu’elles ont des nerfs ou un tempérament ne sont que trop portées à confondre l’âpre et noble jouissance du martyr enduré pour Dieu, avec certaine jouissance morbide et d’ordre purement sexuel provoquée par la flagellation.


Notez que la plupart du temps elles sont de bonne foi. Dans leur naïveté, dans leur totale ignorance de la vie, et de ses laideurs, elles s’imaginent au moment psychologique que c’est Dieu qui leur verse ces délices, et elles s’abandonnent sans scrupules ni retenue aux transports dont il a bien voulu les combler.

Nul élitisme dans la publication de ce poème de Victor Hugo, il se trouve simplement que nous n'avons pas trouvé La Religieuse, de Georges Brassens...

On réagit contre cela. On lutte autant que l’on peut contre cela, mais pas toujours avec succès. Je n’en donnerai pour preuve que la scène dont je fus témoin quelques jours après ma prise d’habit.

Sœur Angèle de l’Incarnation, une belle fille de vingt-deux ans, pleine de vie et de santé, avait été mise au régime des verges de fer, qui lui avait été constamment refusé jusqu’alors. On se méfiait de sa nature et l’on avait raison.

La séance qu’elle nous valut ce soir là mérite d’être relatée.

Dès le commencement du second Ave nous l’entendîmes haleter et balbutier des mots sans suite. Puis ce furent des râles, et enfin de longs cris spasmodiques, entrecoupés d’exclamations délirantes :

   - Oui, mon Sauveur ! Merci, mon Sauveur ! Ah ! merci !... merci !...

La Mère Supérieure s’était précipitée pour fermer la porte de Sœur Angèle, mais il était trop tard : le mal avait été contagieux. D’une autre cellule maintenant parvenaient ces mots dits sourdement, d’une voix étrangement rauque :

   - Tiens, mon Dieu… tiens, mon Dieu… tiens, mon Dieu…


Celle-là offrait, à n’en pas douter, quelque chose à Dieu. Qu’offrait-elle ? Ses souffrances ? Ou bien… elle-même au sens biblique du terme ?


Finalement toutes les portes furent refermées au quatrième Ave Maria, la Supérieure ne se souciant pas d’en entendre davantage.


Et le lendemain des sanctions étaient prises contre les deux fautives. A la trop ardente Sœur Agnès on redonnait son martinet de cuir qui ne lui causait aucune sensation. Quant à l’autre religieuse on réduisait la durée de sa pénitence de quatre Ave à deux.


A cette époque là j’étais une jeune fille. Je ne savais pas. Cette scène inouïe avait déterminé en moi plus d’épouvante que de trouble. Mais plus tard je devais réfléchir à ces choses et comprendre… comprendre que ce soir là, au Carmel de V… j’avais assisté à de véritables crises de fureur érotique.

Hans Bellmer


vendredi 18 décembre 2015

Il faut imaginer Sisyphe heureux

Ce serait une grave erreur de croire qu’un mouvement instinctif qui sert à la conservation d’une espèce doive nécessairement être causé par la raison matérielle à laquelle il correspond pourtant de toute évidence.
Konrad Lorenz.- L’Agression.


[…] si on les nourrit uniquement de graines jetées sur le rivage [les oies sauvages, qui trouvent normalement leur nourriture dans le fond des étangs, ce qui les arrange d’autant mieux qu’elles adorent filtrer la vase], on observera qu’ensuite elles filtreront la vase « à vide ». [Et, même rassasiées, il suffit de jeter des graines dans l’eau pour qu’aussitôt elles] recommencent à promptement filtrer, et même à manger ce qu’elles récoltent, prouvant ainsi qu’elles ne mangent alors que pour le seul plaisir de filtrer.

[…]

L’impulsion qui la pousse à vivre en troupe peut même dominer son instinct de fuite ; ainsi, à plusieurs reprises ai-je vu se poser des oies cendrées sauvages au milieu d’apprivoisées, dans le voisinage immédiat d’habitations humaines – et elles sont restées ! Lorsqu’on connaît l’humeur farouche des oies sauvages, on peut mesurer là la puissance de leur « instinct grégaire ».
Konrad Lorenz.- L’Agression.



D'autres bêtes, des plus grandes aux plus petites, lorsqu'on les prend, résistent si fort des ongles, des cornes, du bec et du pied qu'elles démontrent assez quel prix elles accordent à ce qu'elles perdent. Une fois prises, elles nous donnent tant de signes flagrants de la connaissance de leur malheur qu'il est beau de les voir alors languir plutôt que vivre, et gémir sur leur bonheur perdu plutôt que de se plaire en servitude.
Etienne de la Boétie.- Discours de la servitude volontaire.


C’est la vie des ours, avec sa sublime absurdité, survivre à l’hiver, se remettre de l’hiver, se préparer à l’hiver. Et chaque année recommencer. Mais qu’y a-t-il de plus beau que ces combats qu’ils livrent sans cesse, que leur acharnement obstiné, opiniâtre, cette urgence, cette force, cette ardeur qu’ils mettent à vivre ?
Guillaume Vincent.

Après ce partage de ma dernière actu ciné, je vous souhaite un bon hiver, que nivôse vous soit doux comme un tapis de neige (j'ai écrit ça avant les 17° actuels). Pour ma part j'ai prévu d'hiberner voluptueusement, avec bouquins et musiques, ras-le-bol des deux heures quotidiennes de vélo / train / tramway / marche / métro / bus... et de mes huit heures de chagrin (aussi bien je perruque un max). On va essayer de retaper la bête pour les combats à venir. Même si, contrairement à l'ours et au loup nous avons aujourd'hui pour notre confort, les bruits de bottes ET le silence des pantoufles.

Le Loup déjà se forge une félicité
Qui le fait pleurer de tendresse.
Chemin faisant, il vit le col du Chien pelé.
"Qu’est-ce là ? lui dit-il. - Rien. - Quoi ? Rien ? - Peu de chose.
- Mais encore ? - Le collier dont je suis attaché
De ce que vous voyez est peut-être la cause.
- Attaché ? dit le Loup : vous ne courez donc pas
Où vous voulez ? - Pas toujours ; mais qu’importe ?
- Il importe si bien, que de tous vos repas
Je ne veux en aucune sorte,
Et ne voudrais pas même à ce prix un trésor. "
Cela dit, maître Loup s’enfuit, et court encore.

lundi 14 décembre 2015

Détente culturelle

Les auteurs de chansons à la mode ont depuis toujours vécu du mépris de la signification qu’en bons précurseurs et successeurs de la psychanalyse, ils réduisent à la monotonie du symbolisme sexuel. Adorno / Horkeimer.- Kulturindustrie


Les conseils de la rédaction : les copains, pour Noël, faites-vous offrir utile.

vendredi 11 décembre 2015

Lieu d'aisance

Episode précédent : Traumatisée par la violence inouïe des rapports sociaux portée par des prolétaires fainéant ayant presque lynché ses collègues, Magdeleine, DRH d’un grand groupe, est subjuguée par un éveil spirituel la menant droit en cellule. Aujourd’hui, elle découvre la vraie nature de la démocratie représentative, en son symbole maculé : l’isoloir.

J’ai expliqué qu’une seconde porte de bois noir se trouvait à la tête de mon lit.
Je croyais en avoir terminé avec la visite de ma cellule, et j’étais revenue déposer ma lampe-de-chœur sur la table, quand je me souvins tout à coup de cette porte.
Elle était plus petite et plus basse que celle de l’entrée et fermait à l’aide d’un verrou rouillé.
Qu’y avait-il derrière ? Donnait-elle sur un couloir ? Permettait-elle de communiquer avec une autre cellule ? Je résolus d’en avoir le cœur net et poussai le verrou délibérément.

[…]

L'installation artistique nommée ”Oeuvre ensemble pour le climat"© est une invitation à un temps de réflexion et d'engagement dans des isoloirs de vote aux couleurs de l'arc en ciel. C'est aussi un temps d'immersion dans la couleur d'un isoloir de son choix, et un temps de création pour tous, de 9 à 99 ans.

J’avais à peine entre-bâillé la porte en question, qu’une odeur alcaline de fétidité ancienne parvenait à mes narines et me suffoquait littéralement. Je dus m’appuyer au chambranle pour ne pas choir de toute ma hauteur.
- Oh ! c’est épouvantable, fis-je avec consternation. Jamais je ne pourrai…
C’était épouvantable en effet. Quelque effort d’imagination que vous fassiez, vous n’arriverez point à imaginer cette odeur ni la répugnante indigence du dispositif d’où elle provenait.
Représentez-vous dans un placard étroit une espèce de récipient cylindrique en fer galvanisé nanti de deux anses. Un seau de toilette ? Si vous voulez, mais un seau de toilette sans rebords et sans couvercle. Vous m’entendez bien sans couvercle. La « tinette » des prisonniers a, m’a-t-on assuré, un couvercle. Ce raffinement est ignoré au Carmel, où par amour de Dieu, par esprit de sacrifice, on méconnaît volontairement les lois de l’hygiène la plus élémentaire.


Par terre, à même le carrelage, un paquet de gros papier gris : du papier d’emballage ni plus ni moins. Et pas d’eau naturellement. Rien pour atténuer l’horrible simplicité de cette installation. Je n’insisterai pas. Mais il faut tout de même que l’on sache encore ceci : le récipient est vidé seulement tous les trois jours – rendez-vous compte l’été – par une religieuse, professe ou novice, pour qui cette corvée constitue une pénitence. Rassurez-vous : il n’y a pas d’injustice : toutes les religieuses, même la Révérende Mère Supérieure, même la maîtresse des novices, même les plus anciennes qui sont membres du Chapitre, passent en moins de deux mois, à tour de rôle, par cette pénitence-là.
Avertie par un coup de cloche, l’habitante de la cellule tire l’objet hors du placard, le pousse ou le traîne jusque dans le couloir, puis elle referme sa porte. Peu après la sœur de corvée passe, enlève la chose sur un petit chariot, et l’emporte vers les communs. Il y a dans un coin du jardin une fosse…
Un quart d’heure plus tard, autre coup de cloche. Le récipient est rendu vide, mais non désinfecté : crésyl ni acide phénique, rien. On l’a rincé tout au plus avec un peu d’eau claire(*).

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J’avais remis précipitamment le verrou, et je m’étais sauvée à l’autre extrémité de la pièce, loin, le plus loin possible de ce placard qui devait rester ma principale hantise pendant la durée de mon séjour au Carmel.
L’effroyable odeur cependant me poursuivait. […]
Je devais vivre dix-huit mois dans cette atmosphère pestilentielle et subir du matin au soir ce supplice de l’odorat, un des plus raffinés qui soient, car si la rigueur de certaines souffrances s’émousse à la longue par l’effet de l’accoutumance, cette souffrance-là par contre ne diminue jamais d’intensité : elle est toujours aussi vive, aussi cruelle, elle se renouvelle sans cesse, maintenant le sens olfactif dans un état de perpétuelle rébellion qui finit par affecter durement le reste de l’organisme.
On a beau essayer de n’y plus penser, il semble que cette odeur dont les narines sont emplies, dont les vêtements sont imprégnés, dans laquelle l’on vit et l’on se meut, il semble que cette odeur qui vous accompagne partout se dégage de vous-même. Elle vous inflige à tout moment – et cela sans doute est-il calculé et voulu – comme un avant-goût de la putréfaction du tombeau.
Peyronnec Magdeleine / Marcy Jean-Benoit.- J'ai été Carmélite.


(*) NOTE D’UN DES AUTEURS. - Pour les lecteurs qui se refuseraient à ajouter foi à ce qui précède, pour ceux qui seraient tentés de croire que certains souvenirs de Mme Peyronnec ont été « enjolivés » ou arrangés dans on ne sait quel but de propagande antireligieuse, je préciserai que ce genre de mortifications est, avec quelques variantes, en honneur non seulement au Carmel mais dans d’autres ordres cloîtrés de femmes. Un fait encore récent le prouve, qui relève de la simple information et fut relaté en son temps par tous les journaux : l’accident survenu […] au couvent des Trappistines de Laval, et qui coûta la vie à trois malheureuses femmes. Cet après-midi-là, plusieurs religieuses avaient été désignées pour une pénitence insigne qui consistait à vider les cabinets à l’aide de vieilles casseroles. La fosse fut ouverte et une des sœurs y ayant placé une échelle, commençait à descendre lorsqu’elle tomba suffoquée par l’odeur. Une autre religieuse se précipita voulant la tirer de son épouvantable position, mais les émanations la foudroyèrent et elle tomba à son tour. Une troisième et une quatrième subirent le même sort. Prévenus par les tourières, les sapeurs-pompiers, des sauveteurs bénévoles, des médecins accoururent. On put dégager saine et sauve la dernière religieuse. On s’efforça de ranimer avec des ballons d’oxygène apportés en hâte, la troisième, qui avait été recueillie accrochée aux barreaux de l’échelle, mais tous les soins restèrent inutiles. Et ce ne fut qu’au prix d’efforts inouïs, après plusieurs heures de travail, qu’il fut possible de retirer les cadavres des deux premières. […]

lundi 7 décembre 2015

De la chemise V

Après le séisme du 5 octobre, Magdeleine Peyronnec*, DRH d’un grand groupe du CAC 40 créateur d’emplois, et donc, dans ce but, suppresseur d’emplois, dont le choc traumatique inquiéta tous ses proches ainsi que les partenaires sociaux responsables de l’entreprise, décida de quitter celle-ci pour se cloîtrer. Notre collaboratrice passa donc du charme aux Carmes. Une victoire des puent-la-sueur voyous et infantiles incapables d’accepter la réalité de la loi naturelle de l’Economie. Nous publions ici son témoignage.

Pierre Gattaz.

*Le prénom et le nom ont été changés.

  L’exacte conscience de ma situation me revint seulement lorsque la religieuse qui m’accompagnait, désignant un recoin obscur derrière une des armoires, m’enjoignit :
   - Voulez-vous vous déshabiller, je vais vous donner votre costume de novice.
   Elle avait ouvert le vaste meuble, dont une des portes, rabattue sur moi et formant cabine, me dérobait entièrement à ses regards.
   J’ai déjà dit que je n’étais point une jeune fille dévote. Mes parents m’avaient toujours voulue élégante et, bien qu’habitant la province, je suivais la mode d’assez près. Le jour de mon arrivée au couvent, j’étais vêtue simplement, mais avec une certaine recherche de distinction et de sobriété, d’un tailleur bleu d’excellente coupe et d’une blouse de tulle brodé. Un délicieux petit feutre marron, un renard argenté, des bas de fil très fin, des chaussures vernies et un sac à main en veau glacé complétaient cet ensemble.

Magdeleine, avant les évènements

   - Où dois-je mettre ce que je quitte ? questionnai-je en retirant mon chapeau et mon renard.
   - Par terre ! me fut-il répondu sèchement.
   - Par terre ?
   - Mais oui : par terre, à même le sol : Sœur Properce enlèvera cela tout à l’heure.
   Elle n’ajoutait pas « avec des pincettes », mais c’était sous-entendu dans le ton qui recelait un incommensurable mépris.
   Secrètement révoltée, car j’étais très soigneuse de mes affaires, je me résignai pourtant à laisser tomber chaque pièce de mon vêtement sur le carrelage usé, et bientôt je fus en combinaison : une combinaison moderne comme de juste, en crêpe de Chine vert amande, avec de délicates incrustations de dentelle, et qui, roulée eût presque tenu dans un dé à coudre.
   - Bien entendu, vous posez aussi votre linge, dit la sœur en me tendant par-dessus la porte une espèce de sac en grosse toile bise, percé à son sommet d’un trou ovale pour la tête, et flanqué de deux larges tubes qui étaient les manches.
   Je me renseignai :
   - C’est la chemise ?
   - Si vous voulez mon enfant. Ici, au Carmel, nous appelons cela la tunique de purification. Les novices sont d’ailleurs seules à la porter. Notre sainte règle a voulu leur faire cette concession : elles sont encore si près du monde. Pour les professes, il n’y a pas de linge : tout est de bure et c’est le cilice qui tient lieu de sous-vêtement.
   Mon exaltation diminuait. Ce premier contact avec les réalités du cloître n’était pas sans me démoraliser quelque peu.
   - Enfin, pensais-je, il n’y a plus à reculer. J’ai voulu tirer ce vin-là : je dois désormais le boire courageusement, philosophiquement.
   Je m’introduisis dans le sac de toile qui m’arrivait à mi-jambe, puis j’enfilai, non sans difficulté des bas de laine à côtes épaisses. L’on me passa ensuite deux jupes noires, dont l’ampleur superposée et les innombrables fronces donnèrent bientôt à la partie inférieure de ma personne l’aspect d’un énorme bastion.
   Pour le corsage, il était, lui, assez ajusté, mais son col très montant comportait je ne sais quel système de baleines rigides, qui craquait à chaque mouvement comme un appareil orthopédique, et qui, en moins de quelques minutes vouait mon cou, accoutumé à l’indépendance du décolletage, au pire des supplices chinois.
   Le carcan ! Sans aucune exagération. […]
   Au trois quarts étranglée, j’avais, sur l’invitation de la tourière, surgi de derrière mon paravent de fortune. La pudeur étant sauve – oh ! combien – ma première toilette de religieuse pouvait s’achever à l’air libre.
   Elle fut en un tournemain complétée par une sorte de capulet de forme extrêmement disgracieuse qui ne visait rien tant qu’à dissimuler la courbe des épaules et la ligne naturelle de la poitrine, par une paire de lourds brodequins montant, dont mon père n’eût point voulu pour se rendre à la chasse, et par un bonnet à brides.
   Ah ce bonnet ! Je crois que ce fut lui que j’eus le plus de peine à accepter. S’allongeant en cône sur la nuque et cerclé par devant d’une ridicule petite ruche frisotée, il était visiblement conçu pour détruire et saboter l’harmonie du visage. Les traits les plus purs, le profil le plus parfait n’y eussent point résisté. Impossible pour une jolie femme de ne pas devenir là-dessous laide à faire peur.

Magdeleine, après les évènements
 
  Ainsi accoutrée, ainsi transformée en épouvantail vivant, je devais faire si piètre figure qu’un sourire nuancé de compassion éclaira fugitivement le visage cireux de mon habilleuse.
   - Vous voilà prête, déclara-t-elle en reculant de quelques pas pour juger de l’effet produit. Ah ! j’avais oublié : il nous faut faire disparaître cette peinture.
[…]
   Cependant, tandis que je me démaquillais hâtivement, je sentais mes bas, qui n’étaient retenus par rien, glisser en tire-bouchon le long de mes jambes. Et une étrange impression de nudité me gagnait. J’étais habillée, certes, plus que je ne l’avais jamais été. Quinze kilos pour le moins de vêtements sur le corps. Pourtant, dans ce fourreau de toile rugueuse qui me servait de chemise et qui n’épousait point les contours de ma chair, sous ces jupes aussi vastes qu’une crinoline, moi qui était habituée aux étoffes souples, aux lingeries fines et collantes, il me semblait être nue, et cette sensation me causait une insupportable gêne.
   J’en fis part à la tourière :
   - Ma Sœur, mes bas glissent, lui confiai-je timidement. Et sans doute avez-vous oublié de me donner le pantalon…
   Elle se détourna d’un air offusqué, comme si je venais de formuler quelque revendication sacrilège.
   - Notre saint habit ne comporte pas ce que vous dites. Non ! Je n’ai rien oublié.
   - Mais pour les bas, malgré tout, il faut bien qu’on les fixe d’une manière ou d’une autre. Il doit y avoir une ceinture, des élastiques… enfin quelque chose.
   - Non ! Non ! Les bas tiennent tout seuls.
   - Ils tiennent tout seuls ?
   - Naturellement. Vous verrez : on s’y fait très vite. C’est une question d’habitude.

Magdeleine Peyronnec.- J'ai été carmélite, in MEDEF-info n°510 du 30 novembre 2015.

vendredi 4 décembre 2015

Mais où est la sainte Russie ?

A propos de ma dernière actu ciné, je voudrais commencer par faire un appel aux érudits qui lisent ce blog, et je sais qu'il y en a. Je recherche un poème, où un vieux bonhomme se plaint en leitmotiv, à chaque fin de strophe, de la disparition de "la sainte Russie". Je voulais le mettre en illustration pour cet articule, je pensais que c'était de Bernard Dimey (ce n'est pas un poème que j'ai lu, mais entendu, avec un fond musical je crois, comme pour beaucoup de poèmes de Dimey), mais je n'ai pas réussi à le retrouver sur le net...

C'est un film étrange et envoûtant. En gros c'est la visite d'un musée, celui de l'Ermitage à Petersbourg, où je ne risque pas d'aller de si tôt, j'ai déjà du mal à prendre le Transilien pour me rendre au Louvre ou à Orsay. On est conduit par un homme-caméra, qui filme en plan subjectif, qui est invisible aux personnages et au spectateur, mais pas à notre deuxième guide, l'écrivain français Astolphe de Custine, un peu méphistophélique malgré son catholicisme agressif, que je ne connaissais pas, mais qui naquit en pleine révolution française et mourut sous Badinguet. Il déambule dans chaque pièce du musée, suivi de l'oeil-caméra, et à chaque passage spatial correspond un passage temporel de l'Histoire russe (jusqu'à nos jours). Outre l'aperçu de la magnificence des lieux, qui témoignent de la Russie des siècles passés, et des collections, qui résument, à la louche, 2000 ans d'art européen, on y croise de nombreux personnages illustres : Pierre le Grand (qui fit construire cette ville sur des marais dans le but d'en faire une grande cité européenne), Catherine II, une gourgandine en poste peu avant et pendant la révolution française, Nicolas, II également, Pouchkine... Cela fait écho : Guerre et Paix, Michel Strogoff, la mise en abyme de Fedora de Billy Wilder et autres films mettant en scène la russie tsariste... Et chez "l'oeil", une nostalgie de ces époques se fait jour. Avec une certaine tristesse. Et un grand froid, partagé par les deux guides, face au souvenir, de la Convention chez Astolphe, des 80 ans de Convention russe chez l'oeil. Si nous sommes d'accord pour condamner absolument ces régimes assassins ayant trahi les révolutions qu'ils prétendaient servir, nous aurions aimé aussi plus de nuances sur la vie sous les tsars. Hors des flonflons et du luxe, c'était la misère et la tyrannie, mais cela, on ne le voit pas.

Une prouesse technique : le film n'est qu'un unique plan séquence.

De 0.39 à 0.44, non, non, vous n'êtes pas au Vatican ! Où l'on voit que le musée de l'Ermitage résume l'Histoire de l'art de toute l'Europe. Ici, malheureusement, bande annonce en anglais.


Nous venons de quitter un grand bal, alors passons à un plus petit (entre parenthèse, en suivant ce lien vous découvrirez l'émission qui fut à l'origine de mon inspiration pour créer le nom de ce blog), un petit bal découvert ici, et qui m'a tellement plu que j'ai cherché alors à le réécouter, à trouver les paroles, et que je le chantais ensuite comme berceuse à mon fils. Ce petit bal est ici chanté, réjouissante trouvaille, par une jeune jazzwomen qui promet. Bien agréable, même si Bourvil reste un must. Elle a repris aussi, entre autres, Madame rêve de Bashung : et c'est bien.

Virginie Teychené

Voilà, après cet intermède culturel, il ne me reste plus à vous souhaiter, un bon week-end et, dimanche, une bonne petite poire régionale, puisqu'aussi bien nous sommes aujourd'hui, en France, libres et en démocratie.

lundi 30 novembre 2015

La douche polonaise

London, Melville, Conrad, j’en oublie, et c'est l’aventure.

C’est par Malcolm Lowry que j’ai retenu le nom de Conrad, dans le roman dont le cercle hanté me renvoie aux hallucinations cauchemardesques d’un voyage vécu semblablement, même si je ne suis jamais allé au Mexique, Au dessous du volcan. C’est par mon père que je l’ai lu (Conrad), en récupérant ses Folios à sa mort. Qu’ils en soient ici remerciés. Et vivement le prochain !


Avez-vous lu Typhon, de Joseph Conrad (encore un guère sympathique dans la vie si j'en crois un article déjà ancien du Canard à propos de sa biographie) ? Ca mêle un vrai comique de caractères et de situations (le rire compatissant et sadique à la fois face aux déboires de ces pauvres chinois secoués comme des dés dans un gobelet) à une virtuosité dans le crescendo, du calme à la catastrophe apocalyptique, qui donne vraiment l'impression de se prendre des déferlantes de plus en plus violentes et définitives sur le coin de la tronche. Le livre n'est pas épais, c’en est d’autant plus fort de créer autant de tension dramatique et d'humour avec juste une coque de noix, de l'eau salée, et du vent ! Un pur roman d’action, ou un roman d’action pure, les personnages étant peints à coups de sabre d’abordage, mais si précisément et de manière si concise que sans ressassement ces quelques sires sont saisis. Quant aux éléments, on se croirait vraiment en leur centre. Jusqu’au retour au calme dont on doute de l'avènement possible, tant la violence s’amplifie par paliers, chaque palier semblant celui du maximum de déchaînement, mais se trouvant supplanté par le suivant, encore plus destructeur, sans fin prévisible qu’un engloutissement et un anéantissement définitif…


La Flèche d’or, c’est tout le contraire. Certes, les personnages restent très archétypiques : le jeune seigneur désabusé et arrogant, sa mère, proustienne vieille aristocrate pittoresque mais ignoble malgré sa perfection esthétique, le bon gros anglais style colonial à pipe, le jeune marin aventureux qu’on imagine en débardeur à la Marlon Brando, le loup de mer à moustaches, la plantureuse et mûre romaine amoureuse, la paysanne bigote, bornée, féroce et âpre au gain, et la jeune gardienne de chèvre devenue grande dame après son adoption par un richissime artiste (c'est notre femme fatale)… Mais le livre est beaucoup plus long, et les personnages décrits et mis en scène avec un luxe de mots qui contrastent avec l’économie de Typhon. Ici, pas d’action, même si le centre de l’intrigue est un trafic d’armes au profit… des carlistes, royalistes légitimistes en guérilla dans les années 1870 en Espagne. Mais notre héros, le jeune fort des ponts, n’y participe que par attirance pour l’aventure et la mer (cette aventure qui nous fait vibrer dans les livres, mais qui, comme le dit Hannah Arendt, a pour la plupart du temps pour motif et résultat dans la réalité historique le pillage, le colonialisme, la réduction à l’esclavage de populations… ; elle donne pour exemple les grands aventuriers allant conquérir l’Afrique du sud quand les capitaux et la main d’œuvre occidentales sont devenus excédentaires ; on pense à l’épisode éthiopien de Rimbaud, aux péripéties coloniales de Bardamu, etc… ; bien sûr, il y a d'autres formes d'aventures, de celles du quotidien - fouiller une poubelle pour trouver un croûton, déguster un yaourt périmé depuis trois semaines... -, aux diverse démarches de reprise individuelle, voyages de style Beat generation, communautés des 60's, zads et mouvements à la fois de résistance, d'offensive et d'expérimentation d'autres formes de vie, plus généralement toute la geste révolutionnaire, mais elles sont plutôt rares en littérature vraiment romanesque, la pure aventure intérieure, introspective étant, quant à elle, plus proche d'une démarche poétique, mystique ou psychanalytique). Ici l’aventure est une tentative d’opérette de rétablir la branche aînée des Bourbons d'Espagne sur le trône – rappelons que plus de 40 pronunciamientos ou tentatives de pronunciamientos ont lieu en Espagne entre 1814 et 1923, soit en moyenne un tous les deux ans et demi, une vraie manie, ou une culture -. Pour l’argent un peu aussi, peut-être. Et puis en fin de compte, surtout par amour pour cette apparition divine, cette Rita portant la fameuse flèche d’or dans les cheveux et qui, elle-même, ne soutient la cause que par amitié pour un de ses ex-amoureux transis et malheureux, un des cadors du carlisme.

Rita n'est pas un prénom très romantique, madame de Lastaola, son pseudo, plus, quant à sa soeur, on n'a vraiment pas envie de la prendre

Autant Typhon décrit une titanesque convulsion naturelle en peu de mots, autant ici, on tourne autour d’une confusion des sentiments se précisant et s'amplifiant peu à peu. Parfois, surtout au début, j’ai ressenti des longueurs, dans les joutes amoureuses taisant leur nom notamment. Et puis finalement, comme souvent mais particulièrement ici ou l’écriture est limpide, non seulement je me laisse bercer par celle-ci, mais un suspense s’installe lié à la tension dramatique crescendo de ces amours impossibles de vers de terre face à une étoile pourtant simple, béatifiée malgré elle. On est entre marivaudage, tragédie grecque et romantisme. Mais la fin est surprenante, et agréable, la vie continue, entre autre la vie de Monsieur George, dont on sait que son modèle deviendra ce grand écrivain aventurier (c’est le plus autobiographique des romans de Conrad). Juste avant la fin, une scène de jalousie pathétique, déchaînée et grotesque à la fois, digne d'un Molière sous amphétamine, par un personnage encore plus caricatural que les autres, comme un Balzac dessiné par un Daumier bien chargé, dans une maison à la Hitchcock, à la fois massive, luxueuse et sinistre, vaut le détour. Et au bout du compte, on peut se dire que la structure du roman est semblable à celle de Typhon : l'exposition, le calme (ici des sentiments), les premiers indices d'agitation et de trouble, la tempête (cette Flèche d'or, à la fois métonymie de l'idole et métaphore de l'amour fou), et le retour au calme.


On est moins décoiffé, mais on en ressort avec un attachement très spécial aux personnages qu'on a appris à connaître insensiblement, et à l'ambiance de nostalgie douce amère qui se dégage des lieux. Le roman se passe à Marseille, ville que je ne connais pas, à part le quartier de la gare, et que je ne reconnaitrais certainement pas après 150 ans et la gentrification opérée depuis : que sont devenus Prado, Cannebière et port après Marseille-Provence 2013, capitale européenne de la culture ?