jeudi 24 décembre 2015

Conte de Noël


Il arriva soudain une chose folle : un bruit d’eau suivi de l'apparition d'un filet puis d'un ruissellement au bas de la porte du meuble. La malheureuse Marcelle pissait dans son armoire en jouissant. L’éclat de rire ivre qui suivit dégénéra en une débauche de chutes de corps, de jambes et de culs en l’air, de jupes mouillées et de foutre. Les rires se produisaient comme des hoquets involontaires, retardant à peine la ruée vers les culs et les queues. Pourtant on entendit bientôt la triste Marcelle sangloter seule et de plus en plus fort dans cette pissotière de fortune qui lui servait maintenant de prison.
Georges Bataille.- Histoire de l'oeil. 

André Masson

Magdeleine, DRH d’un grand groupe du CAC 40, a frôlé le burnout en découvrant sur sa tablette les images de l’ignominie insondable de mauvais pauvres molestant un de ses collègues. Prise d’un éveil spirituel fulgurant, elle prend la décision de se faire carmélite, et ce juste un mois avant que sa boîte fasse un tabac au salon Milipol, pour ses fameux fouets vendus aux pétromonarchies du Golfe et à l’Iran, entre autres. Ce matin là, 25 décembre, dans sa cellule du Carmel de V…, Magdeleine a trouvé au coeur ses lourds brodequins montants un paquet de minces ficelles brunes. Il y en avait sept attachées ensemble à une extrémité, tandis que chaque brin, long d’environ cinquante centimètre, était agrémenté de trois doubles nœuds : le tout formant un martinet d’excellent aloi.

   - Ma chère fille, vous allez être initiée ce soir même aux joies de la pénitence corporelle. Voici une discipline dont il vous faudra user pendant la durée d’un Ave Maria.
[…] 

Ici, un détail qui pour réaliste qu’il soit, n’en vaut pas moins d’être consigné. On voudra bien se souvenir que depuis plus d’un mois, je ne m’étais pas déshabillée. Depuis plus d’un mois, je n’avais pas changé de linge. Je n’en devais d’ailleurs pas changer de sitôt. La fameuse « tunique de purification » qui me tenait lieu de chemise, la même, celle qui m’avait été donnée le jour de mon entrée au couvent, devait, vous m’entendez bien, me rester sur le corps sans être lavée durant les dix mois de noviciat. Alors, en la posant, ce soir-là, pour la première fois depuis trente-trois jours, ma peau fut prise d’une espèce de prurit, en d’autres termes il me vint une soudaine, une irrésistible, une furieuse envie de me gratter.


Oh ! que cela me démangeait ! J’aurais voulu pouvoir me libérer de ce fourmillement sous-cutané, me masser, me frotter avec un gant de crin ou quelque chose de rude, me rouler sur un lit d’orties fraîches.


Mais je n’avais rien de semblable à disposition, et même si je m’étais grattée avec mes seules mains, avec mes ongles, Sœur Elisabeth aurait entendu, et elles se serait opposée, au nom de la pudeur, au nom de la décence, à ce que je prolonge cette occupation délectable.



André Masson


   - Dans un instant, expliqua-t-elle, j’irai ouvrir les portes des autres cellules, puis je réciterai dans le couloir cinq Ave Maria. Vous vous fustigerez pendant le premier Ave Maria seulement. Vous frapperez un coup à chaque syllabe : A-ve-Ma-ri-a. Un Ave Maria fait soixante-sept coups. Soixante–sept, rappelez-vous : vous ne devez pas dépasser ce chiffre. Vous pouvez prendre la discipline indifféremment de la main droite ou de la main gauche et frapper sur tout le buste, par devant ou par derrière, à volonté. Toutefois, pour que ce salutaire exercice rende toute son efficacité, il vaut mieux ne pas appliquer plus de deux coups de suite au même endroit. Autrement la peau s’engourdit et l’on ne sent plus rien. Vous être prête, Magdeleine ? Alors je vais ouvrir les portes de vos compagnes. En ce qui vous concerne, je vous répète : un seul Ave Maria, soixante-sept coups, pas un de plus, sous peine d’offenser gravement Notre Seigneur Jésus-Christ.



Elle sortit en laissant la porte ouverte toute grande. Puis j’entendis qu’elle ouvrait plusieurs autres portes dans le couloir. M’étant retournée l’espace d’une seconde, je l’aperçus qui revenait se poster à l’entrée de ma cellule.


Une faible toux qui ressemblait à un gémissement s’éleva tout près de moi dans la cellule voisine de la mienne.


Sœur Elisabeth de la Compassion laissa s’écouler environ une minute, puis commença à articuler lentement, à très haute voix, en détachant chaque syllabe avec la régularité d’un métronome :


   - A ve Ma ri a gra tia ple na...


Dès le premier A, un bruit caractéristique m’avait fait sursauter. Quiconque n’a pas entendu ce bruit-là ne saurait s’en faire une idée. C’était, en plus sec, comme une salve d’applaudissements aussitôt interrompue, comme, au cours d’une bourrasque, le claquement d’un paquet de pluie contre une vitre.


Mes compagnes du noviciat se flagellaient…


Quant à moi, j’avais raté ce premier coup. Désireuse de rattraper le temps perdu, à la seconde syllabe, je m’envoyai résolument le martinet sur l’épaule gauche. Surprise ! Cela me causa tout juste un léger chatouillement. Je frappai plus fort, dans le dos et sur les côtes, en ayant soin de changer de place à chaque coup, ainsi que la maîtresse des novices me l’avait recommandé. Cela faisait mal, bien sûr, mais point tellement… Mais non, point tellement mal.  J’irai même jusqu’à prétendre que l’insupportable démangeaison qui me parcourait l’épiderme trouvant là une manière de diversion, j’en arrivais à oublier la douleur elle-même pour uniquement goûter le soulagement physique qu’elle me procurait.
[…]


André Masson

Je n’invente rien, je n’embellis rien. Je ne cherche aucunement l’effet. Chacune de mes phrases, au contraire, volontairement dépouillée de toute fioriture, de tout artifice littéraire, cherche à se maintenir dans les limites de la froide description. Ce n’est pas ma faute si, traitant des pénitences corporelles au Carmel, j’ai parfois l’air de piller Sacher Masoch, ou de démarquer certains ouvrages spécialement écrits à l’usage des vieux messieurs férus d’éducation anglaise, et dans lesquels il est question de cravaches, de domination et de bottes à hauts talons.


[…] au Carmel, en ce qui touche la discipline, chaque religieuse s’administrant elle-même le fouet dans sa cellule, dont la porte est seulement laissée ouverte sur le couloir, on entend beaucoup plus qu’on ne voit... […]


Ainsi qu’il m’avait été prescrit, dès le second Ave Maria, je cessai de frapper et je demeurai comme hébétée, les bras ballants et la tête vide, incapable de m’analyser ni de prêter un sens à l’acte que je venais de commettre.


Une indéfinissable langueur me pénétrait, qui annihilait en moi toute velléité de raisonnement. L’idée ne me venait pas de remettre mes habits. Le torse nu, je restais là sans bouger, littéralement médusée, à écouter l’infernale musique que continuaient à faire les martinets sur les chairs des autres novices.


Machinalement mon regard s’attachait à la courbe d’un de mes seins, dont l’ombre se profilait démesurément agrandie sur le mur blanc.


Et flic… Et flac ! Les coups pleuvaient toujours, et ils semblaient redoubler de violence au fur et à mesure que s’égrenaient les syllabes latines.


Pourtant, à chaque Ave, le nombre de flagellantes diminuait. Je veux dire que certaines novices n’ayant comme pénitence que deux Ave Maria, d’autres en ayant trois, d’autres en ayant quatre, chacune cessait d’elle-même au moment voulu.


Au cinquième et dernier Ave, il n’y eut qu’un seul martinet en action, mais il était manié avec une terrible vigueur. Cette novice-là devait avoir à expier des fautes particulièrement graves. Elle se frappait avec une véritable furie, précipitant la cadence et contraignant Sœur Elisabeth à réciter plus vite.


De troublantes onomatopées me parvenaient confusément entre chaque coup, entremêlées de soupirs, de sanglots étouffés, de plaintes enfantines. Et puis, à la fin, ces mots exhalés d’une voix mourante :


-         Oh ! Jésus… Jésus…

André Masson


[…] l’on avait accordé à cette pécheresse la pénitence insigne : la flagellation durant cinq Ave Maria (soit trois cent trente-cinq coups) avec des verges de fer…



Car je n’étais moi, avec mon pitoyable martinet de mauvaise ficelle, bon tout au plus à chasser les mouches ou à épousseter les meubles, qu’à l’orée d’un des cycles dantesques qui composent, dans les Carmels, l’effroyable enfer des pénitences corporelles.


Il y a un apprentissage en tout, et là comme partout au couvent, le dosage est de règle. A une débutante inexpérimentée, le simple fouet de ficelle nouée doit suffire. Mais à la longue, l’accoutumance vient, la chair se blase, et il faut, pour provoquer la douleur, des instruments de flagellation plus perfectionnés et plus barbares : verges de bouleau, fouets de cuir armés de boules d'acier, verges de fer garnies de griffes recourbées qui arrachent à chaque coup une parcelle d’épiderme.


Ces charmants accessoires mirent à peu près six mois à défiler dans ma cellule, après quoi on en revint savamment au martinet du début, car la torture à laquelle on s’habitue perd de son efficacité, et il est nécessaire de donner au corps quelque répit de temps à autre pour qu’il recouvre toutes ses facultés de souffrir.


On ne saurait d’ailleurs laisser croire que ces châtiments atroces sont imposés aux Carmélites, qu’on fait violence à ces malheureuses femmes, qu’on les force à se fouetter au sang, à se lacérer sauvagement la peau chaque soir, avant de se mettre au lit. Non pas ! ces châtiments là, ce sont les Carmélites elles-mêmes qui les réclament, qui les quémandent, qui les mendient auprès de leurs supérieures, en s’accusant le plus souvent de péchés imaginaires.


La moindre entorse à la règle, la plus ridicule peccadille : un éternuement au chœur, un faux-pas dans l’escalier, une miette de pain tombée de la table pendant la collation, toue leur est bon, tout leur sert de prétexte pour revendiquer leur droit à la souffrance physique.


Au Carmel on est accoutumé à ces saintes exagérations. On ne s’étonne de rien. On prend tout au sérieux. Seulement, les supérieures permettent ou ne permettent pas. Elles jugent de l’opportunité d’une fustigation plus prolongée ou plus sévère d’après l’état de sainteté du sujet, de tells sorte que les plus rudes pénitences corporelles en viennent à être considérées non pas comme des punitions, mais comme des privilèges, comme des récompenses, ou si vous voulez comme des primes à la vertu et à la perfection que toutes les religieuses ne peuvent mériter également.


Vous alléguerez peut-être que dans ces conditions, il n’y a qu’à fauter gravement pour se voir octroyer ces… récompenses de la manière la plus libérale. Erreur ! Si l’on admet la faute vénielle, la peccadille sans importance en guise de prétexte, si l’on feint de consentir à ce qu’elle soit la raison déterminante d’un surcroît de macération, il n’en est pas de même pour la faute grave et surtout pour la faute commise de propos délibéré. Bien au contraire, s’il est établi que la délinquante a péché intentionnellement, dans le seul but d’obtenir un Ave Maria supplémentaire, on réduit sa ration normale de discipline, et parfois même on la supprime tout à fait. Ainsi, par un paradoxal renversement des choses, c’est cette réduction ou cette suppression qui constitue le châtiment.


Car l’écueil a été prévu. On ne veut pas que les Carmélites deviennent masochistes par goût ou par plaisir. Nombre  d’entre elles parce qu’elles ont des nerfs ou un tempérament ne sont que trop portées à confondre l’âpre et noble jouissance du martyr enduré pour Dieu, avec certaine jouissance morbide et d’ordre purement sexuel provoquée par la flagellation.


Notez que la plupart du temps elles sont de bonne foi. Dans leur naïveté, dans leur totale ignorance de la vie, et de ses laideurs, elles s’imaginent au moment psychologique que c’est Dieu qui leur verse ces délices, et elles s’abandonnent sans scrupules ni retenue aux transports dont il a bien voulu les combler.

Nul élitisme dans la publication de ce poème de Victor Hugo, il se trouve simplement que nous n'avons pas trouvé La Religieuse, de Georges Brassens...

On réagit contre cela. On lutte autant que l’on peut contre cela, mais pas toujours avec succès. Je n’en donnerai pour preuve que la scène dont je fus témoin quelques jours après ma prise d’habit.

Sœur Angèle de l’Incarnation, une belle fille de vingt-deux ans, pleine de vie et de santé, avait été mise au régime des verges de fer, qui lui avait été constamment refusé jusqu’alors. On se méfiait de sa nature et l’on avait raison.

La séance qu’elle nous valut ce soir là mérite d’être relatée.

Dès le commencement du second Ave nous l’entendîmes haleter et balbutier des mots sans suite. Puis ce furent des râles, et enfin de longs cris spasmodiques, entrecoupés d’exclamations délirantes :

   - Oui, mon Sauveur ! Merci, mon Sauveur ! Ah ! merci !... merci !...

La Mère Supérieure s’était précipitée pour fermer la porte de Sœur Angèle, mais il était trop tard : le mal avait été contagieux. D’une autre cellule maintenant parvenaient ces mots dits sourdement, d’une voix étrangement rauque :

   - Tiens, mon Dieu… tiens, mon Dieu… tiens, mon Dieu…


Celle-là offrait, à n’en pas douter, quelque chose à Dieu. Qu’offrait-elle ? Ses souffrances ? Ou bien… elle-même au sens biblique du terme ?


Finalement toutes les portes furent refermées au quatrième Ave Maria, la Supérieure ne se souciant pas d’en entendre davantage.


Et le lendemain des sanctions étaient prises contre les deux fautives. A la trop ardente Sœur Agnès on redonnait son martinet de cuir qui ne lui causait aucune sensation. Quant à l’autre religieuse on réduisait la durée de sa pénitence de quatre Ave à deux.


A cette époque là j’étais une jeune fille. Je ne savais pas. Cette scène inouïe avait déterminé en moi plus d’épouvante que de trouble. Mais plus tard je devais réfléchir à ces choses et comprendre… comprendre que ce soir là, au Carmel de V… j’avais assisté à de véritables crises de fureur érotique.

Hans Bellmer


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