vendredi 29 janvier 2016

Ca branle dans le manche

Dénoncer, pourfendre, tenter de convaincre, ne servirait ici de rien. « Un monde de mensonges, disait Kafka, ne peut être détruit par la vérité, seulement par un monde de vérité » - plus vraisemblablement par des mondes de vérité. […] Ce que nous préparons, ce n'est pas une prise d’assaut, mais un mouvement de soustraction continu, la destruction attentive, douce et méthodique de toute politique qui plane au-dessus du monde sensible.
Julien Coupat et Éric Hazan.- Libération le 25/01/2016.

En écoutant l’usine besogner sourdement, il devenait plus sensible à la nudité de cette cour pailletée de mâchefer. Elle lui remettait au cœur le vide menaçant d’une cour d’école traversée jadis pendant une heure de classe, alors que les bâtiments d’autour bloquaient derrière leurs vitres froides toute une vie remuante et mal résignée dont la plainte lui venait aux lèvres ; l’espace désert d’une cour de caserne, certain jour où il passait dans les chambrées activer les préparatifs d’une revue de détail et qu’il avait eu, en regardant par la fenêtre, le désir d’y voir pousser un arbre ; la cour d’un hôpital, dont la solitude, épiée par des fenêtres blêmes, l’avait averti de la mort d’un ami ; la cour d’une prison centrale, sa profondeur entrevue sous un ciel bas ; la cour d’un rêve épuisant qui le visitait parfois : nulle construction, nul tracé n’en indiquaient les contours et il s’obligeait à la délimiter strictement, par un effort mental qui lui était une torture.

 Les mauvais jours vont finir un de ces jours, non ?... Dans le pire des cas je me serais soustrait une journée au chagrin, j'aurais marché deux heures (bon pour le cardio !), et j'ai rencontré une collègue et deux potes... toujours ça de pris.

Ressaisissant ces angoisses qui veillaient au fond de son cœur, Chauvieux songeait vaguement […] à la modeste révolte qui se préparait peut-être derrière ces grands murs, et la grève, l’occupation, les résultats à en attendre, lui apparaissaient comme l’aménagement dérisoire d’une incurable misère dont toutes ces cours, surgies dans sa mémoire, lui offraient l’image et la sensation écoeurante. L’idée même d’une véritable révolution restait si dépendante du décor et de toutes les données les plus importantes du problème qu’elle ne soulageait pas l’esprit. Au mieux, il ne pouvait s’agir que de travailler au nom d’un principe nouveau, Chauvieux songeait qu’on ne l’eut pas apaisé, ouvrier, en lui proposant des satisfactions d’ordre moral. Seule la destruction de l’usine, croyait-il, aurait pu lui sembler raisonnable. 

Il paraît qu'on va encore bientôt être appelé à voter pour les valets de rois du pétrole et d'empereurs du tiroir caisse...

  Depuis trois semaines, le travail s’effectuait dans une apparente discipline, mais qui ne pouvait tromper personne. Chefs d’atelier et contremaîtres sentaient quelque chose d’insolite dans les rapports professionnels qu’ils entretenaient avec les ouvriers. C’étaient d’insignifiantes manifestations d’humeur, un regard qu’on ne rencontrait plus, un mot qui manquait pour accueillir un ordre, une indifférence polie au reproche ou certaine façon vigilante d’ignorer une présence. Dans les trois derniers jours, ces symptômes s’étaient aggravés. Les ordres étaient parfois discutés, plusieurs contremaîtres avaient été pris à partie assez vivement, et les observations, d’ailleurs prudentes, étaient accueillies avec ironie.
[…]

Gare à la revanche ? Je lutte donc je suis, version longue.

Enfin, l’usine le dégoûtait. L’allégresse que manifestaient les ouvriers depuis qu’ils avaient obtenu satisfaction sur quelques points d’intérêt secondaire était pour lui un spectacle pitoyable et révoltant. Les responsables de cet enthousiasme dérisoire lui inspiraient un vif sentiment de rancune. Un soir qu’il rentrait chez lui, bouillonnant d’indignation, il s’était mis à écrire un livre qui commençait ainsi : Article premier. – Les ouvriers sont des esclaves. Article deux. – Leur condition d’esclave ne résulte en aucun cas de la forme du gouvernement ou de la constitution de l’Etat, mais de l’obligation où ils se trouvent, pour manger, de fournir un travail triste et abrutissant. Article trois. – Les doctrines et les partis qui, non contents de passer sous silence ces vérités élémentaires, détournent l’attention des intéressés sur d’autres objets, trahissent la cause des esclaves…
Marcel Aymé, Travelingue, roman hilarant, malgré ce que pourrait laisser paraître cet extrait, et malgré les circonstances sinistres de sa parution, qui ne peuvent laisser de mettre un bémol certain à l'affection que l'on a pour cet attachant et savoureux écrivain.

Certains pauvres s'y sont mis, à l'époque évoquée dans la fiction de Travelingue. On peut aller en discuter, et essayer d'avancer avec notre passé...

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